Voilà,
c'est ce soir notre trentième représentation du concerto. Trente en
un mois et demi!
Est-ce
qu'ils sont tous à bout comme moi les autres ? Suis-je la seule à
n'en plus pouvoir ?
Et
toutes ces dates à venir...
J'étouffe,
je manque d'air!
Et
dire que Brahms a composé cette œuvre en symbiose avec la nature!
Pas le temps pour moi d'aller en nature!
Johannes,
désolée, je suis une usurpatrice de renommée mondiale! Le public
qui est là va m'applaudir, comme tous les soirs; je saluerai
humblement, mais toi et moi savons bien que je le dupe.
C'est
bientôt à moi. J'entends l'orchestre qui joue les lacs, les forêts
profondes allemandes, qui chante ton univers, l'univers entier et je
vais attaquer les premières notes au piano. Bientôt c'est à
moi...bientôt!
Depuis
longtemps déjà mes doigts sont dévitalisés et ne jouent plus
qu'une partition de calendrier... ... ... C'est à moi, je prends mon
tour, je joue mon rôle... et, comme depuis des mois maintenant, je
me dédouble, ma pensée s'évade. Depuis quand déjà ?
Quand
j'étais enfant je passais des heures sur mon piano, j'y jouais, je
m'amusais.
Il
n'y avait pas de séparation entre le piano et moi, nous faisions
corps.
Entre
deux études, je passais la plupart de mon temps à écouter chanter
la rivière, murmurer le vent, crépiter le feu, gronder l'orage.
Toute imprégnée de cette vitalité, mon instrument n'avait alors
plus qu'à accueillir le concerto du monde.
Je
me souviens de mon étonnement lorsque la source à laquelle j'avais
bu juste avant de jouer s'était mise à s'écouler de mes doigts
pour agiter les touches nacrées du clavier. "Papa, Papa, mes
mains, elles jouent toutes seules!"
C'était
avant, c'était merveilleux.
On
ne devrait jamais révéler les talents! Une fois qu'on les a
révélés, on les fixe, sans vie, comme une collection de papillons!
... ... ...
Il
faut que je me concentre sinon je vais rater le passage "molto
vivace".
Allons!
Molto vivace, vi-va-ce!
Ferme
les yeux, retrouve le lac, imagine tes doigts dansant sur le bois
flotté... Je flotte, je sens la salle qui retient son souffle.
Ca
va aller...encore une fois, pour cette fois-ci tout le monde y a cru;
ça passe, hum, un dernier tour de passe-passe.
Ensuite,
je salue et je me sauve, je retourne à la vie!
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire